Inde/Pollution: Delhi, la mégapole au souffle coupé
New Delhi – Depuis plusieurs jours, les monuments historiques de New Delhi, témoins muets de la richesse culturelle indienne, disparaissent derrière un brouillard toxique.
L’India Gate et le Qutub Minar, habituellement éclatants sous la lumière du jour, ne sont plus que des silhouettes floues, tandis que le Kartavya Path (Rajpath) ressemble à une allée fantomatique où le gris du sol se confond avec celui d’un ciel invisible.
Cette scène, bien qu’alarmante, est devenue une sinistre tradition saisonnière, car pour les habitants, l’arrivée de l’hiver signifie le retour des masques de protection, des purificateurs d’air et des fenêtres constamment fermées. Autant de tentatives désespérées de se protéger d’un air si chargé de particules qu’il en devient une menace pour la santé publique.
Depuis début novembre, la qualité de l’air à New Delhi et dans ses environs a atteint des niveaux alarmants. Selon le Central Pollution Control Board, l’indice de qualité de l’air (AQI) dépasse régulièrement 450 sur une échelle de 500, une catégorie classée comme « sévère ». À ce stade, même les personnes en bonne santé peuvent ressentir des symptômes tels que des maux de tête, des irritations oculaires et des essoufflements.
Les concentrations de particules fines PM2.5 (particules inhalables d’un diamètre inférieur ou égal à 2,5 micromètres, responsables de graves maladies respiratoires et cardiaques) ont atteint lundi un pic de 919 microgrammes par mètre cube, selon les données de l’organisme suisse de surveillance de la qualité de l’air, IQAir.
Ce niveau est plus de 61 fois supérieur à celui jugé acceptable par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour des expositions de 24 heures, plaçant ainsi la ville en tête des plus polluées au monde.
Les causes de cette « airpocalypse », comme l’appellent les Delhiites, sont bien identifiées, mais leur élimination reste un défi de taille. Les émissions des véhicules, le brûlage des résidus agricoles dans les États voisins du Pendjab, de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh, les activités de construction et les rejets industriels, sont les principaux responsables.
En hiver, ce cocktail toxique est exacerbé par des conditions climatiques défavorables. L’air froid et dense, combiné à des vents faibles, agit comme un couvercle, piégeant les polluants au niveau du sol.
La pollution suffocante n’épargne aucun habitant de Delhi, et les hôpitaux font face à une augmentation des cas de maladies respiratoires et cardiovasculaires, particulièrement chez les populations vulnérables.
Cette tendance alarmante, confirmée par de nombreux experts, a également été soulignée par la ministre en chef de l’État, Atishi.
« J’ai reçu des appels toute la nuit dernière. Certains ont dû emmener leurs parents âgés à l’hôpital en pleine nuit, tandis que d’autres cherchaient la pharmacie de permanence la plus proche pour acheter des inhalateurs pour leurs enfants », a-t-elle déclaré à la presse lundi, estimant que les brûlis agricoles des États voisins constituent la principale cause de cette crise.
En effet, selon une enquête de LocalCircles, une plateforme communautaire en ligne, 81% des familles de la région de Delhi ont signalé qu’au moins un de leurs membres avait souffert de problèmes de santé liés à la pollution au cours des trois dernières semaines.
Quatre familles sur dix ont déclaré qu’un proche avait dû consulter un médecin ou se rendre à l’hôpital pour des complications directement attribuées à la qualité de l’air, selon les résultats de cette enquête publiée le 12 novembre.
Une étude plus approfondie, publiée en juillet dans The Lancet Planetary Health et fondée sur des données de 2008 à 2019, a révélé que les particules fines sont responsables d’environ 7% des décès dans dix grandes villes indiennes, dont New Delhi.
Le rapport « Air Quality Life Index (AQLI) » 2023 de l’Energy Policy Institute de l’université de Chicago souligne, quant à lui, que la pollution atmosphérique provoquée par les particules fines (PM2,5) réduit l’espérance de vie moyenne des Delhiites de 11,9 ans.
Face à l’ampleur de cette crise, le gouvernement local a instauré un plan d’action de réponse graduée (GRAP), un dispositif permettant de déclencher une série de mesures d’urgence dès que la qualité de l’air franchit un seuil critique. Depuis lundi, le niveau 4, le plus élevé de ce plan, a été activé.
Parmi les principales mesures mises en place, figurent l’interdiction des camions non essentiels, la suspension des travaux de construction et de démolition, ainsi que la fermeture de tous les établissements scolaires. A partir de ce mercredi, le gouvernement local a également instauré le télétravail pour 50% des employés des administrations publiques.
Cependant, ces mesures, bien que nécessaires, sont souvent jugées insuffisantes et répétitives chaque année, sans parvenir à juguler l’ampleur du phénomène.
Pour le professeur d’économie à l’Université Cornell et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, Kaushik Basu, « l’air pur est possible, mais cela ne peut pas reposer uniquement sur le gouvernement local, Il est impératif d’adopter un plan national ».
« Des exemples aux États-Unis, au Japon ou en Chine montrent qu’il est possible d’avoir des villes dynamiques avec un air sain. Delhi et d’autres métropoles indiennes ont besoin de cette approche », a écrit l’ancien conseiller économique en chef du gouvernement indien sur son compte X.
En attendant, la ville reste prisonnière de son propre souffle, et l’airpocalypse fait désormais partie intégrante de son calendrier saisonnier.